jeudi 27 novembre 2014

L'HISTOIRE DE MARIE ANNE



« Vous savez ? lança une femme en s’approchant de deux de ses voisines qui, venant de se rencontrer sur le parvis de l’église Notre-Dame à Louviers, discutaient de tout et de rien.
    -         Quoi donc ? questionna l’une d’elles.
    -          C’est la Marie ! poursuivit la première
    -          Quoi la Marie ? demandèrent d’une seule voix les deux autres.
    -          C’est qu’on vi’nt d’ la r’pêcher !
    -          D’ la r’pêcher !  répéta le duo incrédule.
    -          Ben oui, c’ matin à l’aube.

Et chacune de poursuivre commentaires et réflexions :
    -          C’est qu’elle allait pas ben !
    -          Pour sûr, pour aller pas ben, elle allait pas ben.
    -          J’ dirai même qu’elle était dérangée.
    -          Ben oui, pour en arriver là, ça c’est sûr !
    -          V’là Jean-Baptiste encore veuf !
    -          Ah, mais quelle affaire !

Des noyés, « ça pour sûr », on en repêchait et chaque fois, après enquête minutieuse de la maréchaussée afin de déterminer si il n’y avait pas là-dessous quelque acte de malveillance, la conclusion ne différait nullement d’un cas à l’autre : « suicide[1] ».
En début de XIXème siècle où la population en quasi-totalité ne savait pas nager, ce moyen était malheureusement utilisé par la plupart de ceux qui souhaitait en finir.


« La Marie » dont le corps venait d’être ramené sur la berge de la rivière Eure, et plus précisément du canal Saint-Taurin, avait eu, comme beaucoup de ses contemporains, une vie dure,  trop dure, tellement dure qu’elle n’avait pu la supporter.
Trop, c’était trop !

Native de Saint-Etienne-du-Rouvray, Marie Anne P. avait épousé, à l’automne 1796, Jean-Baptiste Michel L, jeune veuf de vingt-sept ans.
En effet, Jean-Baptiste Michel P. avait au printemps précédent perdu sa jeune épouse, Marie Anne F., tout juste âgée de vingt-quatre, des suites de couches difficiles, le laissant seul avec à charge deux fillettes à bas-âge : Désirée, vingt-et-un mois et Louise, trois mois.

Devant son désœuvrement, Marie Anne P. le prit en pitié. Une brave fille, Marie Anne, le cœur sur la main !
Se sentant écouté, l’homme s’était épanché sur cette épaule réconfortante, voyant en elle celle qui pourrait s’occuper de ses deux petites.
Alors, lorsqu’il lui avait proposé le mariage, elle n’avait osé refuser, ne voulant pas le peiner. N’avait-il pas eu assez de malheur comme cela !

Evidemment, elle le trouvait à son goût, mais elle n’éprouvait pas de réels sentiments pour lui. Elle espérait toutefois que l’amour viendrait. Ne disait-on pas qu’il se construisait au quotidien ? Mais elle garda cette pensée pour elle, on ne parlait pas de ces choses-là.
Et puis, il y avait les fillettes. De vrais angelots ! Elle aimait tant les enfants !
Ils avaient donc convolé.

Jean-Baptiste Michel L. exerçait le métier de maréchal. Homme courageux, il avait une force considérable. Il n’y avait qu’à le regarder actionner le soufflet de sa forge, frapper avec énergie sur le fer rougi, façonner les outils avec habileté et précision, ferrer les chevaux avec patience. Il jouissait d’une bonne réputation et, de ce fait, l’ouvrage ne manquait pas, au point que, certains jours, la forge ne désemplissait pas.
Quant aux prix des travaux demandés, ils se négociaient au débit de boissons non loin de là, devant un verre, puis un autre…. « Tope-là, mon gars ! » était la formule qui scellait le contrat entre l’artisan et le client. Cela suffisait, car une parole donnée ne se reprenait pas.
Il était vrai que parfois, pour ne pas dire souvent, le Jean-Baptiste n’était pas toujours très frais lorsqu’il rentrait. Marie Anne le sermonnait :
« C’est-y pas Dieu possible de s’ mett’ dans des états pareils ! Et tout c’t argent qui part en beuverie ! »


Marie Anne, elle, s’occupait de son foyer, un foyer qui vit arriver un grand nombre d’enfants.
Dix enfants en dix-neuf années de mariage.
Dix marmots dont un mourut à l’âge de trois mois et un autre né prématurément à sept mois de grossesse, naquit « sans vie ».
Dix auxquels il fallait ajouter les deux petites du premier lit de son mari dont elle prit soin avec autant d’amour que pour les siens.
Quelle vie !

Les deux décès l’avaient énormément marquée.  Pourtant, elle le savait, beaucoup de nourrissons mouraient avant leur premier anniversaire. On n’y pouvait rien, c’était ainsi !

Il lui fallut pourtant poursuivre le chemin, mais depuis lors, Marie Anne fatiguée, usée, épuisée, n’était plus que l’ombre d’elle-même. Mais elle avait parfois la force de se révolter. Dans ces moments, elle piquait des colères qui finissaient en crises de larmes. Entendant les cris de la jeune femme,  le voisinage avait vite conclu que la pauvre Marie Anne avait perdu l’esprit, et bien sûr, on chuchotait derrière son dos en hochant la tête, l’air entendu et compatissant.
Conclusion facile qui évitait de se poser trop de questions. A quoi bon !

Personne ne fut donc étonné d’apprendre que la pauvre femme avait souhaité mettre fin à ses jours. C’était un acte naturel de démence auquel il fallait s’attendre.

Marie Anne quitta ce monde fin septembre 1818. Elle avait quarante-six ans. Sa dernière-née, Victoire Alexandrine, venait tout juste d’avoir trois ans.

Sur le rapport fait au Maire de la ville de Louviers, il fut noté, en parlant de la défunte : « Elle a fréquemment donné des preuves de démences depuis seize ans ».
Seize ans !! Non, pas seize ans de démence ! Seize ans de chagrin d’avoir perdu deux bébés !


Nouvelle écrite suite à la lecture d’un rapport de quelques lignes
trouvé dans les documents des archives de Louviers.
Les personnages ont réellement existé, mais cette histoire est romancée.


[1] Mais il était souvent noté « accident », afin que le défunt puisse bénéficier d’un enterrement religieux.

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