mercredi 28 janvier 2015

LE COUP DE FEU DU MAITRE COQ



 
L’auberge ne désemplissait pas. Il faut préciser qu’on y mangeait très bien et pour pas cher. De plus, les assiettes étaient abondamment garnies !
Il faut ajouter également, que là où elle se situait, non loin de la prison, il y avait du passage.
D’abord, lors des transferts de détenus d’une prison à l’autre, la maréchaussée  faisait une petite halte pour boire un coup ou déguster le ragoût du jour, tout en discutant avec le patron qui, depuis le temps, était devenu presque un ami.
Puis, il y avait les habitués, ceux des foires et marchés, et parfois, un inconnu de passage descendu de la voiture de Rouen ou de celle de Paris, pour réaliser quelques affaires dans la ville. Ce dernier était accueilli chaleureusement, certes, fallait être avenant pour faire marcher le commerce, mais toutefois avec une petite pointe de méfiance. Qui était-il vraiment ? Sa présence dans la ville ne cachait-elle pas quelque affaire malhonnête ? Allait-il s’acquitter du prix de sa pension et de ses consommations ?

Lorsqu’on pénétrait dans les lieux, on était surpris par la bonne odeur de soupe ou de ragoût qui y régnait. Bien loin de l’odeur de graillon souvent perçue dans ce genre d’établissement.
Mais, le citoyen Noël Le Coq, propriétaire, en sa qualité de cuisinier, soignait sa clientèle en mettant un point d’honneur à faire de la bonne cuisine. En cela, il méritait le qualificatif de « Maître-Coq [1]» !

Il n’y avait pas que les humains qui étaient choyés, loin de là ! Les chevaux bénéficiaient d’une écurie sentant la paille fraîche et aux mangeoires bien remplies.

Si, Noël Lecoq était bon cuisiner, c’était tout simplement parce qu’il était fin gourmet et terriblement gourmand. Son ventre rebondi et son visage avenant, aux joues rondes et rougeaudes, attestaient qu’il était un bon vivant.

Et en cette année 1810, la soixantaine passée,  il menait encore fort bien son auberge et toute sa maisonnée. En effet, en plus de quelques domestiques, travaillaient avec lui, sa seconde épouse  Marguerite, née L et son fils aîné, Jacques Noël, issu de son premier mariage.

Tous les habitués connaissaient sa vie, car il aimait rester, le soir, à discuter avec les derniers clients, devant un verre, qu’il offrait d’ailleurs bien volontiers.

Noël Lecoq n’était pas un Lovérien de naissance. Il avait vu le jour à Rouen en Seine Inférieure. Et puis, ses pas l’avaient conduit à Louviers, sans doute parce que le destin le voulait ainsi.
Il s’établit donc à Louviers et s’y maria en février 1774, avec Rose F avec qui il eut deux garçons dont il n’était pas peu fier.
Pardi, oui, et il pouvait bien l’être ! L’aîné, Jacques Noël, dit Lecoq fils, le secondait et reprendrait assurément son affaire, et le second faisait une brillante carrière dans l’armée dans un régiment de cuirassiers.
Veuf en 1792, il ne se remaria que vingt années plus tard avec Marguerite L.
Car, comme il l’affirmait : « Derrière mes fourneaux, j’avais point l’temps m’occupait d’ ça. Et pis, dans l’commerce, on peut point s’unir à n’importe qui ! »

Chacun savait tout de lui, et même ses petits travers, à savoir qu’il n’admettait pas qu’on lui tienne tête. Oui, en effet, il avait toujours le dernier mot.
« Sacrebleu, c’est qui qui c’mmande ! » ponctuait souvent la fin de ses phrases.

Mais tout le monde savait que c’était un brave homme.

-=-=-=-=-=-

« C’est pas bin prudent c’ qu’i’ fait, ton père », avait dit, question de parler, un client un soir, en voyant l’aubergiste se rendre dans l’écurie, muni d’une chandelle.
-          ça j’lui ai souvent dit, rétorqua Jacques Noël fils.
-          Moi c’ que j’en dis, poursuivit le client
-          J’sais bin, mais que veux-tu, i’ veut rin entendre.

Cela faisait bien longtemps que la prudence aurait voulu que Noël Lecoq s’éclairât avec des lanternes lorsqu’il se rendait dans l’écurie à la nuit tombée. Mais il ne jugeait pas cette dépense nécessaire.

« J’ai toujours fait ainsi, pourquoi j’ changerai ! Et sacrebleu, c’est qui qui c’mmande ! »

Que répondre à cela ? Rien, assurément.

Pourtant, la loi imposait, dans le cadre de la prévention contre les incendies de ne plus utiliser de chandelles dans les endroits où il y avait des matières facilement inflammables, comme la paille et le foin. Mais Noël Lecoq, seul maître chez lui, sacrebleu, s’obstinait à se servir de chandelles. Il allait même à poser celles-ci, dans un équilibre bien précaire, dans les mangeoires.

Quelle imprudence !

Ayant pris connaissance de cette manière de faire, dangereuse pour tous, le garde-champêtre fit son rapport, par écrit, dans le cahier de liaison que lisait régulièrement le commissaire de police et le maire, afin d’être au courant des divers évènements se produisant dans la ville.


Monsieur le maire, ainsi mis au courant, ne pouvait pas ne pas réagir. La sécurité de tous n’était-elle pas de sa responsabilité et il avait vu, bien trop souvent, en raison d’une négligence, partir en fumée des maisons, des quartiers entiers, des manufactures. Le feu était le pire de tous les fléaux.
Il envoya donc un courrier, en date du 7 septembre 1810, à Monsieur Lecoq père, aubergiste, lui rappelant « les ordonnances de police défendant de s’introduire dans les écuries, une chandelle à la main et ordonnant aux aubergistes et hôteliers d’avoir des lanternes[2]. »

Afin d’appuyer sur le fait qu’il devait se plier à la loi et sur sa responsabilité en cas de sinistre, monsieur le maire concluait :

« L’œil de la justice est fixé sur vous, faites une sérieuse attention à l’avis que je vous donne, si vous voulez éviter d’être puni d’une imprudence dont les remords vous suivront partout[3]»

A la lecture de cet avertissement, presque un sermon, Noël Lecoq pesta. Mais, ne valait-il pas, en effet, faire la dépense de lanternes, plutôt que de tout perdre dans un éventuel incendie ?
Après avoir acheté les « lanternes obligatoires », il bougonnait :
« J’avais toujours fait comm’ ça, moi ! Sacrebleu, c’est que j’ suis p’us maîtr’ chez moi ! »

-=-=-=-=-=-

Noël Lecoq décéda, à l’âge de quatre-vingt-quatre ans, début février 1824.
Sa seconde épouse, Marie Marguerite L, de quatorze ans sa cadette, s’éteignit en décembre 1827. Elle avait soixante-dix ans.


Et l’auberge, me direz-vous ?
L’âge avançant, quoique toujours bon pied, bon œil, Noël Lecoq père laissa, peu à peu, son fils Jacques Noël, dit Noël fils, prendre la direction de son commerce.
Lorsque celui-ci décéda, en octobre 1827, alors qu’il n’avait que cinquante-huit ans, ce fut Jean Louis C qui devint « Maitre-coq », seul maître à bord après cette date.
L’auberge restait ainsi, un peu dans la famille, car Jean Louis C[4]  était le gendre de Marie Marguerite L, seconde épouse de Noël Lecoq.




[1] Le « Coq », nom emprunté au néerlandais  « kok » qui désignait  le cuisiner à bord d’un navire. En français, ce même personnage était appelé « queux » d’où l’expression « maître queux ». Si j’ai préféré employer  « coq » dans ce récit, c’est tout simplement parce que je n’ai pu m’empêcher de faire un jeu de mot, l’aubergiste ayant pour patronyme : LE COQ….
[2] Termes de la missive.
[3] Termes de la missive.
[4] Les mentions « gendre » et « aubergiste », concernant Jean Louis C  apparaissent sur l’acte de décès de Marie Marguerite L, mais je n’ai pu retrouver l’acte de mariage qui m’aurait révélé le prénom de la mariée. Le mariage a donc été célébré dans une autre ville que celle de Louviers.

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