mardi 19 mai 2015

A QUI S' FIER ?




Cette histoire, je la tiens d’une très lointaine parente qui, par charité chrétienne, avait pris soin d’un de ses voisins, devenu vieux et dont les années de labeurs ne lui avaient rapporté que douleurs et pauvreté.
Ce vieillard ne s’était jamais marié et n’avait donc, auprès de lui, que silence et solitude. Si parfois, il s’épanchait en chagrin de ce manque, ce n’était que passager, sa bonne humeur reprenant vite le dessus.
N’avait-il  pas eu quelques amourettes, ici et là ?
 A voir son regard malicieux à cette évocation, on réalisait que celles-ci lui avaient laissé quelques bons, très bons, souvenirs !

« Ah la vie ! soupirait-il alors, que serait-elle sans ces petites compensations ?

Ma parente, elle, avait une nombreuse progéniture, et son époux ne lui comptait plus fleurette depuis bien longtemps. Sa vie, à elle, se bornait en ménage, cuisine et autres corvées. Chacun son lot !
Malgré tout, elle avait toujours le sourire. J’avais oublié de vous préciser qu’elle avait une nature optimiste et généreuse ?

Généreuse, oui, car depuis de nombreuses semaines sans les repas qu’elle lui préparait sur l’argent de son ménage, le pauvre homme serait mort de faim.

« Faut ben aider plus pauvres que soi ! » disait-elle avec philosophie.

Charles D, car c’était le nom du voisin, avait, toute sa vie, exercé le métier de garçon blanchisseur. Il pouvait affirmer haut et fort en avoir nettoyés de belles parures, de beaux uniformes, des jupons vaporeux et des dentelles d’une extrême finesse. A faire rêver !

Dans la boutique de son patron qu’il avait reprise au décès de celui-ci, ayant pignon sur rue dans la ville de Louviers, il en avait vu défiler des gens de la « haute ».
Concernant ce passé, certains jours, il était intarissable d’anecdotes.

Ce fut ainsi, qu’il lui avait raconté l’histoire de ce jeune homme qui un jour était entré dans la boutique. Un bien beau jeune homme en uniforme. Ah, qu’il avait fière allure !
L’uniforme qu’il portait devait être d’une propreté irréprochable et bien dans ses plis. Aussi, les factures de blanchissage s’étaient accumulées.
Il lui avait confié que, malheureusement, son logement et sa nourriture dévoraient la quasi-totalité de sa maigre solde et qu’il ne pourrait le payer que lorsqu’il prendrait du galon.

Charles D avait prit en pitié ce jeune client qui représentait, à ses yeux, le fils qu’il aurait tant désiré avoir. Et ce  client en avait profité. De promesse en promesse, le paiement se voyait renvoyé à une date ultérieure. Mais, bientôt, oui, très bientôt…… quand il prendrait du galon….

-          Mais, il était honnête car i’ a signé un papier devant notaire ! C’était la première fois, que j’ voyais un homme de loi, alors, j’avais confiance. avait-il ajouté comme une excuse à sa crédulité.

Il avait attendu, attendu, mais l’argent tardait à venir.

-          Ten, j’ vas te l’ montrer, moi, l’ papier. C’est qu’en plus, il a signé !

L’homme s’était levé péniblement pour aller quérir la preuve écrire de ses révélations et qui dataient du milieu des années 1780, dans une cache dissimulée derrière sa couche.
Le papier avait jauni, l’encre avait pâli, par endroit, aux pliures le papier était coupé par l’usure. 
Le document en main, les yeux fixés sur celui-ci, la femme hochait la tête d’un air entendu.

« Quelle somme, en effet ! s’exclama-telle. Mais, en fait, ne sachant lire, elle ne put en juger réellement. Ce qu’elle n’osa avouer. Elle précisa toutefois, avec certitude :

« Faut qu’i’ vous paye, c’t homme-là ! Faut aller voir le maire.
-          Mais, j’ peux point y aller seul !
-          J’ vas vous accompagner, moi ! C’est vot’ dû !

Voilà comment cette histoire arriva jusqu’au bureau de monsieur le maire de Louviers, en ce 20 pluviose an 12[1] de la République.
Une lettre fut alors envoyée au « citoyen Antoine », lui rappelant son engagement à régler sa dette envers ce vieil homme qui, âgé de soixante-dix-huit ans et faute de pouvoir travailler, se trouvait dans l’indigente la plus complète.

Dix jours plus tard, ma lointaine parente découvrit Charles D sans vie sur son lit.
Ce fut elle qui s’occupa de prévenir le curé et qui fit ensevelir la dépouille dans la fosse commune du cimetière.

Lorsqu’elle eut fini son récit, je m’étais alors renseigné sur l’identité du débiteur.

« Ben, tu vas point m’ croire ! J’ crois ben qu’il n’a jamais payé. La mort du pauvre bonhomme a dû ben faire son affaire, parce qu’i’ lui d’vait tout d’ même cinquante-cinq livres. Une fortune !
-          Avait-il de quoi payer ?
-          Ben, j’pense ben ! Tu d’vin’ras pas qu’est-ce qu’i’ f’sait ?
-          Ouvrier, comme beaucoup d’autres, non ?
-          Penses-tu don’, i’ était lieutenant de gendarmerie !
-          ça alors ! A qui s’ fier !


[1] Février 1803

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