mercredi 13 mai 2015

SIGNES PARTICULIERS




« Signes particuliers : fortes cicatrices, au milieu du front, sur l’index, au poignet gauche, à l’aine droite et au mollet gauche. Tatoué d’un aigle sur le bras droit, accompagné des mots « aigle impérial » et d’une femme sur le bras gauche », conclut le gardien après avoir examiné un des prisonniers de la chaîne qui venait d’arriver à la prison de Montbrison.
Dans la file des condamnés, tous entièrement dévêtus, Louis Benjamin S se sentait humilié de se voir ainsi observé minutieusement afin de noter précisément le moindre détail de ses caractères physiques. Tout y avait passé, la taille, la couleur de ses yeux et cheveux, la forme de son visage, de sa bouche et de son menton et tous ces signes qui le différenciaient des autres. Pour ces derniers, il y avait de quoi noté, ça, on pouvait le dire.
Puis, sa barbe et ses cheveux furent rasés et il reçut un numéro matricule, sa seule identité en ce lieu.

Cinq ans, il en avait pris pour cinq années de travaux forcés.
La sentence était tombée, le 10 mars 1843, dans la salle d’audience du tribunal d’Evreux, prononcée par les juges de la cour d’assises de l’Eure.
Il n’avait pas nié les faits qui lui étaient reprochés. Oui, il avait escaladé le mur d’enceinte d’une propriété et pénétrer dans une maison, à la faveur de la nuit. Oui, il avait dérobé des objets, vite attrapés dans l’appréhension d’être surpris.

Soutenir le regard clair de sa mère fut, pour lui, la pire des épreuves, lorsque la maréchaussée était venue l’arrêter, à son domicile ce matin-là. Pourtant, elle l’avait mis en garde plus d’une fois.

« Si tu changes pas d’ conduite, tu finiras au bagne, mon garçon et j’en mourrai de chagrin ! »

Combien de fois avait-il entendu cette phrase ?

Chaque fois, avec malice, il lui répondait en lui plaquant un baiser sonore sur une joue et éclatait de rire, avant de sortir de la maison paternelle.

« Mauvais sujet ! » s’exclamait son père en montrant le poing. Puis se tournant vers son épouse : « Et  t’avises pas à l’ défendre encore une fois ! »

Louis Benjamin était toujours la cause des disputes entre ses parents. En effet, Marie Anne, sa mère l’avait tellement veillé après l’accident qui lui avait laissé toutes ces cicatrices. On lui avait ramené, celui qui était toujours pour elle son petit, au bord de la mort, ne lui donnant que peu de chance de survie.
Son petit ! C’était son petit ! Que de prières murmurées ! Que de soins prodigués !
Alors, lorsqu’elle avait vu revenir les couleurs sur les joues de son enfant, lorsqu’elle l’avait vu se réalimenter, lorsqu’elle l’avait vu reprendre goût à la vie, son cœur de mère était devenu indulgence, au point de refuser l’évidence.
Mais son fils avait dévié du droit chemin, s’alliant à d’autres vauriens de son espèce.

Louis Benjamin S fit donc son temps à Montbrison[1]. Et si certains de ses codétenus avaient parfois des visites, l’éloignement fit qu’il ne vit aucun des siens pendant cette période. Pour ceux qui avaient cette chance, les visites s’effectuaient chaque jour entre dix heures, le matin, et une heure, après midi, dans un parloir, surveillé bien entendu. Chaque visite ne devait pas dépasser trente minutes.
La solitude lui pesait parfois. Solitude qu’il compensait en nouant amitiés avec d’autres condamnés, selon affinités.

Quand sa peine prit fin, le 27 mars 1848, il lui fut délivré, par l’administration de Montbrison, un passeport portant la mention « F »,  désignant Evreux comme ville de destination. Il arriva en ce lieu, le 11 avril 1848. Lorsqu’il fit viser son passeport au commissariat de police, il demanda la possibilité de se rendre à Louviers où résidaient ses parents. La permission accordée, il prit la route et arriva à Louviers, rue de Beaulieu, au domicile paternel où il fut accueilli à bras ouverts par sa mère, rayonnante de bonheur, mais bien plus froidement par son père qui aussitôt lui ordonna :

« Maint’nant, tu vas chercher du travail et gagner ta vie honnêtement ! »

Mais, en lançant cette recommandation d’un ton ferme, cet homme, déjà usé par les années et les soucis, croyait-il au revirement de conduite  de son fils ? Non, pas vraiment, mais il ne fit aucun autre commentaire, ne voulant pas gâcher la joie de son épouse.

Marie Anne était aux petits soins pour son enfant. Elle lui prépara de quoi le restaurer, le trouvant amaigri, l’air fatigué. Elle croyait au bonheur retrouvé. Elle savait qu’à présent, après ces cinq années d’incarcération, il avait réfléchi. N’était-il pas un homme à présent, alors ?

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Du travail ! Il fallait en trouver, en cette année 1848, car le chômage atteignait un nombre encore jamais atteint.
La faute à quoi ?
Pardi, à toutes ces machines qui fonctionnaient seules et qui, de ce fait, n’avaient plus besoin des bras des ouvriers.
Et si il n’y avait que ça, ce ne serait rien, mais un malheur n’arrivant pas seul, le prix du pain s’envola.
La révolte qui grondait, depuis quelque temps déjà, dans les classes les plus défavorisées, éclata, jetant dans les rues des grandes villes, une masse humaine dont la colère se heurta aux forces de l’ordre.
Ce fut dans ce contexte mouvementé que Louis Benjamin se mit en quête d’embauche.
Et les refus se succédaient, avec la plupart du temps cette réflexion :

« Pas d’embauche pour les braves gens, alors pour les forçats libérés, pensez-donc ! »

Découragé quelque peu, le jeune homme déambulait dans les rues de Louviers. Un Louviers calme, trop calme pour lui, alors que non loin de là, à Elbeuf, Darnétal et Rouen, les barricades se dressaient et que, face à la police,  la résistance s’organisait.
Bien sûr, il était assigné à résidence, mais qui saurait qu’il s’était absenté. Le principal n’était-il pas qu’il fasse viser sa feuille de  surveillance chaque semaine ?
Alors, il prit la route vers Rouen, attentif à ne pas être arrêté par la maréchaussée, pensant toutefois que celle-ci, en ces jours tourmentés, avait bien d’autres chats à fouetter.

L’esprit frondeur et bagarreur de Louis Benjamin fut à son affaire. Il trouva vite un groupe de jeunes révoltés pour s’unir à eux contre cette royauté qui asservissait le peuple, contre ces bourgeois-directeurs-d’usine uniquement intéressés par le profit. Dans cette odeur de révolution, fusil à la main, Louis Benjamin revivait.

Le calme revenu, suit à d’âpres négociations où chacun essaya d’acquérir un maximum d’avantages, la vie reprit son cours, sans réels grands changements, seulement des promesses. Toujours et encore des promesses !

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Pendant les jours chauds des affrontements rouennais, l’ancien forçat fit des rencontres, bonnes, celles qui unissaient dans une cause commune que chacun trouvait juste, d’autres néfastes, de mauvais sujets espérant dans tout ce désordre tirer quelques profits personnels avec comme seuls et uniques objectifs : « Les bourgeois faut les détrousser ! »

Malheureusement, ce fut avec ces bandits que Louis Benjamin s’allia. Sans travail, il fallait trouver de l’argent et les esprits se mirent en réflexion pour organiser quelques larcins fructueux.

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« Messieurs, la Cour ! »

A cette phrase, toute l’assemblée réunie dans la salle d’audience de la cour d’assise d’Evreux, venue pour la plupart en spectateurs, se leva.
Entrèrent alors tous ces hauts personnages, ceux qui jaugeaient les prévenus, jugeaient leurs actes et condamnaient en « leur âme et conscience ».

Dans le box des accusés, en ce 30 septembre 1848, Louis Benjamin S savait qu’à cet instant allait se jouer son avenir. Il savait aussi que récidiviste, la peine serait lourde, très lourde.
Ne fallait-il pas faires des exemples ?

Il se revoyait pénétrant le premier dans une grande bâtisse, espérant ravir quelque argent, quelque objet de valeur. Lorsque le propriétaire, sans doute alerté par le bruit, surgit devant lui, pistolet au poing. Devant l’arme chargée, il n’eut que deux possibilités : tenter de s’échapper sachant qu’il aurait été abattu sans scrupule ou se livrer sans résistance. Pendant ce temps, ces compagnons s’étaient bel et bien carapatés.
Pris sur le fait, la police, lors de son interrogatoire, lui promit une peine moins lourde, si il dénonçait ses complices. Il s’y refusa. Il n’était pas une balance, pas question de moucharder.

« Louis Benjamin S, la Cour vous condamne à vingt ans de travaux forcés et à l’exposition ! »

Vingt ans ! C’était cher payé pour s’être uniquement introduit dans une maison par effraction. Il n’avait pas volé pourtant ! Certes, il en avait l’intention.
Il ne dit rien, d’ailleurs avait-il le choix ?
Vingt ans, tout de même !

Le plus difficile fut l’exposition sur la place du marché à Evreux, sous le regard de tous, subir les jets de pierres, les crachats et les insultes.
Puis ce fut la chaîne jusqu’au bagne de Brest, les mêmes humiliations qu’à Monbrisson.
Les journées semblables les unes aux autres : les travaux les plus durs et les brimades les plus atroces.
Il s’était endurci, peu à peu, il le fallait bien pour tenir son temps. Il le voyait autour de lui, les plus faibles mouraient rapidement et lui, il voulait sortir de cet enfer, vivant.
Pourtant, plusieurs fois, il faillit baisser les bras, se laissait couler doucement, et notamment lorsqu’on lui annonça, sans ménagement, en mai 1850, le décès de sa mère. Cette mère, il le savait à présent, dont il ne reverrait plus jamais le regard clair, empli de tendresse.
Et puis, la mort de son père, survenu deux années plus tard. Ce père qu’il aurait dû écouter. Mais il était trop tard ! Pourquoi ressasser tout cela ?

Après un temps d’abattement, les coups des gardes-chiourmes lui avaient redonné cette détermination d’être le plus fort et de retourner, un jour, dans ce bourg qui l’avait vu naître, Louviers, afin de se recueillir sur la tombe de ses parents, avec ce repentir de les avoir fait souffrir par sa conduite.

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Début 1869,  Louis Benjamin revint à Louviers, brisé par ces vingt ans de galère. Il avait quarante-huit.
Il n’avait qu’un seule envie, finir paisiblement sa vie, aussi, il chercha du travail dans une entreprise de la ville. Il en trouva, cette fois, sans trop de difficultés.

Il s’installa dans une chambre route du Neubourg. Une seule pièce, mais pour lui, c’était largement suffisant.
Le 8 avril 1885, alors que le soleil était levé depuis longtemps, les voisins se demandaient :
« On a pas vu le Louis, c’ matin ?
-          Pour sûr, non !
-          C’est-y qui s’rait parti plus tôt ?
-          J’ l’ai point vu à l’heure où y part, d’ordinaire !

On alla frapper à sa porte. Pas de réponse !
On alla quérir le sieur Joseph Alexis R, commissaire de police de la ville qui arriva avec le sergent de ville, Charles Adolphe L.
La porte fut fracturée devant les voisins, témoins de l’intrusion au domicile de Louis Benjamin.
Sur le lit, au fond de la pièce, le locataire reposait, enfin paisiblement. Le lendemain, sa dépouille alla reposer auprès de celles de ses parents, dans le cimetière de la ville.
Louis Benjamin S avait soixante-cinq ans. Il en avait passé vingt-cinq, privé de liberté.

Signe particulier, un aigle impérial tatoué sur le bras droit ? Etonnant !
Lors de la naissance de Louis Benjamin l’empereur Napoléon 1er n’était plus sur le devant de la scène politique, mais en « résidence surveillée » sur l’île de Sainte-Hélène où il devait décéder le 5 mai 1821.
Alors, cet aigle ?
Le père de Louis Benjamin S, Jean Baptiste S, avait-il fait les campagnes napoléoniennes et était-il resté bonapartiste, racontant ses batailles héroïques à son fils ?
Provocation de Louis Benjamin ?

Rien, à ce jour, ne peut permettre de raconter l’histoire des circonstances de ce tatouage.




[1] Montbrison dans la Haute Loire. Etablissement pénitentiaire de 1801 à 1957, se trouvant dans les locaux de l’ancien couvent de la Visitation qui avait été créé en 1643. Il fut fermé le 31 décembre 1947. Il y eut dans ce lieu plusieurs exécutions capitales entre 1873 et 1948.

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