L’existence
de certains aurait pu être paisible, si ils avaient vécu dans des époques moins
troublées, si les évènements ne les avaient pas précipités dans la tourmente,
se jouant d’eux comme le ferait le vent de fétus de paille.
Alors
que faire dans ces cas-là ?
Attendre
que la tempête s’apaise. Espérer qu’un imprévu salutaire vienne contrarier
cette spirale infernale.
A
l’âge de onze ans, Pierre François R[1]
avait vu disparaître son père. Rien de bien extraordinaire, car malheureusement,
les décès prématurés étaient courants. Il n’avait pas accepté le remariage de
sa mère[2],
trois ans plus tard. Trop jeune, il n’avait pas compris que seule avec neuf
enfants, elle ne pouvait faire face, même si les ainés, placés dans des fermes
alentours ou travaillant dans les
manufactures, apportaient au foyer l’obole de leur trop maigre salaire.
L’armée
dévoreuse d’hommes, en ces temps de conflits, avait englouti, lors des
souscriptions, deux de ses frères. Grâce à cela, il fut exempté.
Il
aurait pu, puisque la chance l’éloignait de la boucherie furieuse des champs de
bataille, se construire une vie sans éclat, comme cultivateur ou ouvrier de
manufacture, mais cette existence-là, il la refusait.
Il
souhaitait sortir du lot de tous ces anonymes. Il voulait mener sa vie
glorieusement.
Alors ?
Napoléon
le Premier venait de faire son retour de l’Ile d’Elbe. Dans les estaminets
enfumés et bruyants, les conversations ne tournaient qu’autour de cette
information, largement commentée avec fugue.
Souvent,
au désespoir des tenanciers des établissements de boissons, les bagarres
ponctuaient les débats houleux, en raison de
l’alcool absorbé, à trinquer, tour à tour, selon les opinions à la santé
de la Royauté ou de l’Empire. De ces esprits bien échauffés ne résultaient, en
fait, que migraines de l’abus d’alcool et plaies et blessures des
échauffourées. Sans oublier la casse des pichets, verres, chaises et parfois
tables.
« Si
ça continue, moi, j’ vas changer d’ métier ! », se lamentait celui-là
qui pour la troisième fois en peu de jours avait vu la salle de son commerce de
vin ravagée par une bagarre mettant face à face, non deux groupes de partisans
fanatiques, mais trois, ceux pour la Monarchie, ceux pour l’Empire et ceux
défendant leurs idées républicaines.
Bah
voyons ! Quand on a des idées bien arrêtées, faut les exposer et les défendre !
Sacrebleu !
Dans
cette tourmente politique, chacun affichait son opinion, parfois discrètement.
Quant à ceux qui se tenaient en retrait, ils étaient classés dans un de ces
trois groupes, en fonction des personnes qu’ils fréquentaient.
Ne
disait-on pas : Qui se ressemblent, s’assemblent.
Le
retour de Napoléon replongea la France dans la guerre. Il fallait des hommes et
bien que les caisses du pays soient vides, la promesse d’une prime à
l’engagement permit un recrutement important.
Pierre
François R signa le 9 mai 1815 et fut incorporé dans le 7ème
régiment de hussards. Le baptême du feu ne se fit pas attendre et quel
baptême !
Ce
fut alors qu’il mesura la folie de son acte. Certes, il serait un héros ayant
défendu son pays, certes, on ne pourrait pas le qualifier de couard, mais quelles
étaient ses chances de survivre dans cette mêlée d’hommes hurlant de rage,
l’arme à la main, présents en ce lieu pour tuer l’ennemi, non pas pur héroïsme, mais surtout, afin de ne
pas être tué par lui.
Quel
carnage !
Alors, après le combat, conscient de la
chance qu’il avait eu d’être toujours en vie et ne souhaitant pas renouveler
l’expérience de ce massacre organisé, il quitta le bivouac.
« Salut la compagnie ! A
la r’voyure !»
Waterloo, cette défaite cuisante de la
France face à l’ennemi, chassa, de nouveau, le « Petit Tondu » et ramena Louis XVIII à la tête du pays.
Pierre François, déserteur, fut repris
et réincorporé dans l’armée, mais cette
fois dans le corps des dragons de la Garde Royale. Il fut réformé le 18 octobre
1816.
-=-=-=-=-=-=-
Au
printemps 1818, Pierre François R, muni d’un passeport de forçat libéré et
d’une feuille de route de surveillance[3],
avec assignation à résidence à Criquebeuf-sur-Seine, son lieu de naissance et
de résidence de sa famille, avait repris le chemin de ce village.
A
destination, il dirigea ses pas tout naturellement vers la maison de sa mère,
espérant y trouver refuge, le temps de trouver de l’embauche.
Lorsque
la porte s’ouvrit, ce ne fut pas sa mère qu’il aperçut, mais la nouvelle
locataire du lieu, une veuve qui lui apprit :
« C’est
qu’ la Françoise, elle habite plus là d’puis longtemps ! j’ crois ben
qu’elle est à Elbeuf, à c’t’ heure ! Qui t’es, toi ?
-
Pierre François, son fils.
-
Entre un peu, si tu veux, t’as l’air épuisé,
à c’t’ heure ! j’ai point grand chose, mais j’ peux t’ donner un verre d’
vin ! T’aimes le pain d’épice ?
L’invitation
fut la bienvenue. Après tout ce chemin effectué à pied, l’homme avait bien
besoin de quelque repos. Au moment de repartir, sur le seuil de la maison, la
femme proposa :
« Bah,
mon gars ! Si t’es courageux, y’ a d’ l’ouvrage, ici. J’ te nourris et tu
couches dans la grange. Ça t’ va ? »
L’aubaine
était alléchante, d’ailleurs n’était-ce pas la seule solution qui se proposait
à lui ? Alors, il accepta.
-=-=-=-=-=-=-
Etre
« en surveillance » impliquait de se présenter régulièrement en
mairie ou au commissariat de police pour faire viser son passeport et préciser
lieu de domicile et moyens d’existence. Oui, mais Pierre François R ne
s’acquittait pas de cette obligation. Considéré en rupture de ban, il fut
recherché par la maréchaussée qui mena des investigations auprès des voisins.
« Ah
oui, l’ Pierre ! Oui, i’ vivait à la ferme à l’entrée du village »,
précisa une vieille femme qui menait ses chèvres au pré.
Une
autre, un peu plus loin binait son potager. Etre ainsi dérangée ne l’enchanta
pas du tout. A causer l’ouvrage ne se faisait pas, elle daigna tout de même
répondre :
« J’
le connais point c’t homme-là ! Mais, j’ sais qu’i’ vivait avec la
marchande de pain d’épice. Quelle honte d’ailleurs ! C’est qui sont point
mariés ! »
Les
révélations recueillies révélèrent que le couple, vivant en concubinage – quel
scandale ! – habitait à présent Louviers et que, d’autre part - le pire !
l’inconcevable ! – la femme était grosse et prête à accoucher.
Ce
fut alors que dans la ville de Louviers, s’organisa une surveillance des plus
cocasses, afin de mettre la main sur l’homme recherché.
Chaque
jour, un employé du commissariat de police consultait les registres de l’Etat
Civil, et notamment les déclarations de naissance, mais pas toutes les
déclarations, non, uniquement celles révélant la venue au monde d’enfants
naturels.
Furent
alors pointées du doigt deux jeunes femmes.
La
première, Marie Rose Scolastique L, âgée de vingt-deux ans, qui avait accouché,
mi- février, au domicile de Jacques H, boulanger, rue de la laiterie, d’une
petite Marie Rose.
C’était
la sage-femme, Elisabeth Geneviève M, qui avait présenté l’enfant. Celle-ci
avait confirmé que la jeune maman vivait bien seule.
La
semaine suivante, ce fut Victoire L, demeurant à la haute Villette qui attira
l’attention de la police, car elle venait de donner naissance à une petite
Victoire Célestine, enfant naturel, également. Information confirmée par Marie
Catherine L qui, accompagnée de Louis Thomas L et Guillaume H, vint présenter
la nouvelle-venue. Pas d’homme à la maison de cette femme.
L’enquête
suivait son cours, dans l’attente de nouveaux éléments. La maréchaussée
n’attendit pas longtemps le dénouement de l’intrigue, car fin avril, Pierre
François R se présenta, en personne, dans les locaux de la mairie, portant
fièrement dans ses bras, un bébé, né de lui et de Marguerite Gabrielle Narcisse
P qu’il souhaitait voir enregistrer sous les nom et prénom de Stanislas R.
Cet
« heureux évènement » fut le déclic qui bouscula la vie de cet homme.
Devant le ventre s’arrondissant de sa compagne, il avait pris conscience que la
vie pouvait avoir du bon. Il s’était mis en quête d’un travail et en avait
trouvé un rapidement à Louviers, comme ouvrier teinturier. Voilà pourquoi il
avait quitté Criquebeuf-sur-Seine pour s’installer dans une pièce qu’il louait,
rue de laiterie, au sieur H, boulanger.
Début
juillet 1818, il entra dans la totale légalité en épousant la mère de son
petit. A partir de ce moment, il n’eut plus jamais affaire à la justice.
Il
suffit parfois d’une rencontre pour que tout bascule, dans le bien comme dans
le mal.
Pour
Pierre François R, cette rencontre prit le nom de Marguerite Gabrielle Narcisse
P[4].
Elle lui ouvrit sa porte, lui fit confiance et lui donna son amour.
A
quoi ça tient le destin, tout de même !
[1] Décès de
David R le 22 brumaire an 3.
[3]
Une partie de la vie de Pierre François R restera dans l’ombre. Selon ses dires
à la maréchaussée, cette surveillance à vie était due à sa désertion. Difficile
à croire, car toute condamnation dans les rangs de l’armée n’était pas
assujettie à surveillance. De plus, sa qualité – si je peux dire – de forçat
libéré prouve qu’il a écopé d’une peine civile. On peut donc en déduire que cet
homme avait été incarcéré alors qu’il était encore mineur, soit entre le décès
de son père (22 brumaire an 3 – fin novembre 1794) et la date de son
engagement, le 9 mai 1815 ou pour un méfait (vol, vagabondage …) juste après le
18 octobre 1816.
[4]
Marguerite Gabrielle Narcisse P était veuve d’un premier mariage. Elle avait
huit ans de plus de Pierre François.
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