jeudi 1 mars 2018

HISTOIRE DE VILLAGE - A-t-il porté plainte ?


Marbeuf - A-t-il porté plainte ?


« Moi, j’ te dis d’ t’en méfier de c’ lascar-là !
-          Penses-tu donc ! I’ s’y frott’ra pas. L’est bien trop couard, va !
-          Moi, c’ que j’ t’en dis !

Thérèse Apoline Morisset n’en menait pas large, car elle, elle se méfiait du Letellier, le maçon du village. Elle le trouvait sournois. Elle s’attendait toujours à un mauvais coup.
En effet, plusieurs fois, il avait lancé des menaces contre  son mari. Et, encore ce matin, en le croisant, voulant être aimable, elle lui avait souhaité le bonjour. Il lui avait répondu d’une manière fort peu convenable, d’une voix arrogante :
« Garde ton bonjour, ton gueux de mari me passera sous les mains. »

La pauvre Thérèse Apoline en fut toute chavirée et cette phrase lui tourna dans la tête toute la journée, à un point tel, que le soir venu, elle en avait attrapé la migraine.
Pourtant, elle n’était pas femme à se laisser facilement impressionner. Mais, elle sentait là quelque chose de malsain. Pas tranquille, comme dans l’attente d’un funeste évènement.
Plusieurs fois, elle avait évoqué son inquiétude à son époux, Louis Alexis Muidebled. Celui-ci s’en était amusé, considérant que son épouse se faisait bien du souci pour pas grand-chose.
Se voulant rassurant, en cette chaude fin de journée de juillet, il avait répondu :
« T’en fais donc pas, va ! Tout cela c’est qu’ paroles en l’air ! »

Toutefois, Thérèse Apoline craignait qu’un jour, le maçon en vienne aux mains.


Louis Alexis Muidebled exerçait le métier de cordonnier, mais comme beaucoup, il cultivait également un petit lopin de terre pour améliorer le quotidien.
Dans le village, on achetait que rarement des souliers, trop habitué qu’on était à chausser des sabots.
Et puis, une paire de souliers, on en prenait soin et avec un ou deux ressemelages, ça durait toute une vie.
Il y avait bien quelques autres petites réparations sur des sacoches ou des ceintures, mais pas suffisamment pour rapporter de quoi vivre.
Le summum de la profession était tout de même la confection qu’une paire de bottes, mais là aussi, c’était rarissime.
Le seul avantage du métier résidait dans le fait d’être à l’abri de l’atelier dans cette odeur de cuir et de colle si familière, lorsqu’il faisait mauvais temps.


En ce qui concernait les recommandations de sa femme, Louis Alexis Muidebeld ne changea rien à sa manière de vivre, pensant simplement :
« Ah, ces femmes ! Avec elles faudrait s’ méfier de tout l’ monde ! »

L’été passa sans autre incident. Il faut préciser, tout de même, que les travaux des champs mobilisèrent toutes les bonnes volontés.
On « prêtait la main » contre un bon repas ou « à charge de revanche ».

Les plus démunis, suite aux moissons, avaient un droit de glanage dont les dates et conditions étaient réglementées par un arrêté municipal. Chacun ainsi s’y retrouvait, mais gare aux contrevenants, ils étaient lourdement sanctionnés.

L’été passa donc et l’automne approchait à petits pas, changeant la couleur des feuillages et meublant peu à peu le ciel de nuages de plus en plus sombres.

La menace qui pesait sur Louis Alexis Muidebled s’était, dans les esprits, dissipée. Après tout ce n’était peut-être, en effet, que paroles en l’air !

-=-=-=-=-=-


Ce soir-là, vingt-trois septembre, vers les sept heures du soir, Louis Alexis Muidebled se trouvait à passer dans la ruelle Colombel. La journée avait été bonne, aussi, sifflotant, tout heureux, il profitait du moment présent.
A dix mètres, face à lui, il aperçut Letellier, le maçon.
Louis Alexis Muidebled s’arrêta de siffloter.
Ne cherchant nullement à faire d’esclandre, il s’apprêtait, tout en restant sur ses gardes, à croiser le maçon, comme de rien n’était. Mais, ce dernier ne pensait pas de même, aussi s’écria-t-il, en se jetant sur lui, en une pulsion criminelle :
« Faut que j’ t’étrangle, gueux ! »
Mettant aussitôt sa menace à exécution, il le saisit par la cravate qu’il serra de plus en plus.
Le sieur Muidebled essaya bien de se dégager, mais la cravate devenue garrot l’étranglait et en peu de temps, il commença à manquer d’air.

Soudain, Jean Baptiste Letellier lâcha prise et s’éloigna de quelques pas, non sans toutefois avoir violemment bousculé son « ennemi juré » qui fut projeté sur le mur qui, en cet endroit, longeait la ruelle.
Fortement ébranlé, la gorge le brûlant, la tête lui tournicotant, titubant, le cordonnier poursuivit son chemin afin de s’éloigner, au plus vite, de son agresseur. Mais, l’agresseur en question, voyant sa proie lui échapper, hurla :
« Reviens par là, gueux ! J’ vas t’ repasser ! »
Il était vrai qu’il n’avait pas achevé sa meurtrière besogne.

Dans la cour de son logis, Louis Alexis Muidebled alla tout de suite au point d’eau afin de s’asperger le visage et boire en peu.  Puis, dans la maison, il se laissa choir sur une chaise, l’air hébété, le cœur cognant dans sa poitrine.
A ce moment, Thérèse Morisset entrant dans la maison s’arrêta net en voyant son mari avachi de la sorte.
« Qu’est-ce que t’as, mon homme ? Ça va pas bien ? »
Sans réponse, l’inquiétude la gagnant, elle s’approcha de lui et l’observa attentivement. Il était, le pauvre homme, cramoisi et essoufflé.
« T’aurais pas pris un coup d’ soleil ? C’est qu’il est encor’ traite à c’tt’ heure ! J’ vas t’ mettre un linge humide sur la tête. Tu d’vrais p’t-être t’allonger ! »

Reprenant peu à peu ses esprits et son souffle, Jean Baptiste commença à raconter sa mésaventure.
« J’ te l’avais ben dit de t’ méfier, pardi. Mais t’en fait qu’à ta tête !...... »

Reprenant totalement contenance, l’homme lassé de toutes ces jérémiades de bonne-femme, la coupa :
« Tu m’éluges, va ! M’ méfier, j’aurais ben voulu t’y voir quant i’ m’a sauté d’ssus ! Et pis, j’ suis point mort !
-          Faut aller voir l’ maire !
-          Pour qui faire, voir l’ maire ?
-          Pour qui l’ condamne. C’est un criminel !
-          Ah, laisse-moi. Tiens, j’ vas faire un tour !

Thérèse haussa les épaules en suivant des yeux son mari s’éloigner dans la cour, tout en  bougonnant :
« Va faire un tout, oui, va ! Tête de cochon ! »
Puis elle alla préparer le repas du soir, en pensant toujours aux évènements qui venaient de se produire.
« Faudrait pas qui me l’ tue, mon Alexis, tout d’ même ! »



Lorsque Louis Alexis Muidebled revint une demi-heure plus tard, il attrapa son chapeau qu’il avait posé sur la table, le plaça sur sa tête et avant de repartir, lança :
« T’as raison la Thérèse, j’ vas voir le maire et tout lui raconter. Ça va p’t-être le calmer le Letellier, pa’ce qu’i’ peut aussi s’en prendre à toi ! »

Thérèse sourit.
Trop fier pour admettre qu’il craignait pour sa vie, il avait trouvé un prétexte, celui  de vouloir la protéger, elle, son épouse, pour se rendre en mairie et porter plainte.

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Voilà pourquoi, en cette fin de soirée de mi-septembre 1845, devant Louis Amand Dugard, maire de Marbeuf, le sieur Muidebled Louis Alexis, âgé de quarante-huit ans, cordonnier de son état, signait sa déposition.

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Louis Alexis Muidebled naquit le 23 novembre 1794 à Champigny-la-Futelay.
Il avait épousé Thérèse Apoline Morisset, le 11 février 1817 à Marbeuf, village dans lequel la future avait vu le jour, le 22 février 1796.

C’est avec soulagement que je peux vous apprendre que Louis Alexis n’est pas mort assassiné !
Il expira à Marbeuf, le 26 février 1858. Pas bien vieux car il n’avait que soixante-trois ans.
Son épouse le rejoignit le 6 décembre 1864.


Concernant le sieur Letellier, je ne peux rien vous apprendre sur lui !
Je ne pense pas qu’il fut condamné.
Le dépôt de plainte lui valut certainement un petit sermon donné par Monsieur le Maire, rien de plus.

Quant aux raisons de cette animosité, tout comme vous, je reste sur ma faim !



Petite nouvelle écrite
suite à la lecture de dépôt de plainte de sieur Muidebled,
découvert dans les registres de délibération
de la commune de Marbeuf.

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