mercredi 14 mars 2018

HISTOIRE DE VILLAGE - Y’a plus malheureux qu’nous !


Y’a plus malheureux qu’nous !
Saint-Aubin-d'Ecrosville

Au moment des annonces, au cours de la messe dominicale, monsieur le curé, après avoir énuméré les prochaines promesses de mariages et les prochains baptêmes, devint grave.
Le silence s’était fait dans le lieu saint et chacun attendait, un peu anxieux, les paroles qui allaient suivre.
« Mes frères, commença le curé d’un ton solennel, il s’est passé un évènement affreux qui a touché les habitants de Malaunay et Montville, en Seine-Inférieure. Le désastre et la mort a frappé ces villes et a plongé ceux qui l’ont vécu dans l’horreur et la mort, privant les survivants de ceux qu’ils aimaient, mais aussi de leur moyen de subsistance, puisque les usines ont été balayées. Dieu l’a voulu ainsi, il faut donc l’accepter.  Je sais que votre vie est difficile et que certains arrivent difficilement à subvenir à leurs besoins au quotidien. Mais n’est-ce pas  pour éprouver  votre charité, votre générosité que Dieu met sur votre route la détresse des autres.  Votre geste, envers votre prochain, vous sera rendu par le Seigneur et, si ce n’est sur cette terre, ce sera en son paradis...... »   

Pendant que le prêtre exhortait les fidèles à la générosité, une corbeille, présentée par un des enfants de chœur, circula dans les rangs des fidèles qui déposèrent quelques piécettes.
Bien obligés, pas vrai !
Les regards des uns et des autres scrutaient pour savoir qui aurait l’audace de ne rien donner.
La charité avait ses obligations et chacun devait s’y conformer. On ne se prive pas les uns sans les autres !

A la sortie de la messe, de petits groupes se formèrent sur le parvis de l’église de Saint-Aubin-d’Ecrosville. Quelques femmes commentaient ce qui venait d’être dit par le curé.
« Faut ben aider, pa ?
-          Ben vrai ! Y’a plus malheureux qu’nous !
-          Oui, c’est sûr, mais tout d’mêm’, on les connait point, c’t gens ! Et c’est-y vrai c’t histoire ?
-          Tout d’ même, la Marie ! Not’ curé f’rait pas péché d’mensonge, tout d’mêm’ !

Les hommes, eux, avaient plus ou moins entendu parler de la catastrophe en question par quelques colporteurs ou journaliers ou encore au café où ceux qui savaient lire avait commenté les articles des journaux.
Les industriels, bien évidemment, ayant leurs propres circuits de renseignements, avaient été mis au courant aussitôt après le drame.

Une bien horrible affaire, en effet. A croire que le ciel s’était déchiré pour délivrer tous les démons de l’univers.           

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Ce jour-là, 19 août 1845, la chaleur était extrême. Pas un souffle de vent. Dans la ville de Rouen, l’atmosphère était irrespirable, oppressante. Le moindre petit effort inondait les visages de sueur. Les habits collaient à la peau.  
« Sûr qu’ ça va cogner !
-          Va y’avoir d’l’orage !
Pourtant le ciel, d’un bleu intense, semblait paisible, rayonnant sans le moindre petit nuage.
Une belle journée estivale !
Soudain, sur les coups de une heure après midi, un violent coup de vent dispersa les chaises des terrasses des cafés sur les quais de la Seine, ploya les branches des arbres sous l’ombre desquels quelques bourgeois prenaient un rafraîchissement en lisant leur journal, éparpilla les feuilles encore vertes qui tournoyèrent avant de se poser en amas sur le pavé des trottoirs.
Violent, mais rafraîchissant !
Sauf que ce coup de vent fut suivi d’un autre encore plus fort, puis d’un autre encore, pendant que l’horizon s’obscurcissait.

Partant de la ville de Rouen vers les hauteurs, une colonne venteuse, tourbillonnante, s’était formée et avait, peu à peu, pris de l’épaisseur et de la force en arrivant sur Malaunay. Accompagnée de coups de foudre assourdissants, cette tornade emporta le premier bâtiment qui se trouvait sur son passage, la filature de Monsieur de Bailleul. Allant de nord-est à sud-ouest, la tornade écrasa ensuite une autre filature, celle de Monsieur Marre, puis repartant en sens contraire, balaya celle de Monsieur Picot-Deschamps qui bascula dans la rivière du Cailly. Et tout cela en peu de temps, si bien que les ouvriers qui effectuaient leur tâche dans la chaleur accablante et le bruit assourdissant des ateliers ne comprirent pas ce qui se passait lorsque sous leurs pieds le sol se déroba, ouvrant en trous béants les planchers et entrainant les lourdes machines en fonte vers les étages inférieurs, engloutissant sous des amas de décombres ceux qui n’avaient pu prendre la fuite.
Tels des châteaux de cartes, les bâtiments s’étaient effondrés dans un fracas incommensurable. Puis ce fut le silence, pesant, presque irréel, comme si le temps s’était arrêté pour reprendre haleine, pour faire le point, suspendu au-dessus d’un théâtre de désolation. Un silence lourd et angoissant, avant que ne se fassent entendre les premiers cris de souffrance et les appels à l’aide allant crescendo. Ceux qui avaient pu sortir miraculeusement, enfin revenus de leur surprise, s’étaient précipités pour porter secours. Il fallait, en premier, déblayer tous ces monceaux de pierre, de bois, de fer et de fonte, afin d’atteindre ceux qui étaient coincés.

La nouvelle de ce désastre arriva à Rouen vers les trois heures après midi. Les autorités dépêchèrent aussitôt des secours, en grand nombre. Quatre compagnies du 21ème régiment et cinq brigades de gendarmerie.
L’activité s’intensifia sur les lieux du sinistre pour sauver un maximum d’ouvriers.

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Tous s’acharnèrent, en effet, redoublant d’efforts. A neuf heures du soir, de dessous les décombres, avaient été retirés quarante cadavres et autant de blessés.
La pluie avait commencé à tomber après le passage de la tornade et ne fit qu’aller s’amplifiant tout au long de la nuit, freinant le travail des sauveteurs qui s’activaient toujours dans le seul espoir de retrouver encore quelques survivants. Hélas, ils allaient de déception en déception, ne découvrant que des corps sans vie.

Et puis, miracle !
Une jeune femme, coincée entre deux métiers, fut dégagée après quatre heures d’acharnement. Elle n’avait pas une égratignure.
Et ce petit rattacheur qui au rez-de-chaussée de la filature Picquot, qui ne dut son salut qu’à sa présence d’esprit de se blottir dans un panier à coton. Après chaque découverte, l’espoir renaissait redonnant un peu de courage malgré la fatigue qui se faisait sentir.

Malheureusement beaucoup d’autres n’eurent pas la chance de ces deux rescapés...
Un bilan bien lourd, trop lourd, mais qui aurait être plus important encore si cette tornade n’avait pas perdu de sa force en se dirigeant vers Le Houlme et Clères.

En effet, il fut dénombré un très grand nombre de victimes.
La filature de Monsieur Bailleul fut entièrement broyée.
·         12 morts.
·         52 blessés, certains très gravement.
Une femme, notamment, dut être amputée d’une jambe, elle succomba quelques heures après l’intervention chirurgicale. Trop faible. Trop choquée.
La maison d’habitation du directeur de l’établissement fut balayée. Monsieur Neveu, le directeur, y fut enseveli, ainsi que son fils, sa mère, et la petite-fille de Monsieur Marion son associé, et puis également deux domestiques. Seule une des deux domestiques succomba, asphyxiée sous les gravats.
Le coût des pertes fut estimée à :
·         100 000 F pour les bâtiments.
·         150 000 F pour les machines.

Dans l’usine que Monsieur Vaillant venait tout juste de faire construire et qu’exploitaient les frères Mare, la plupart des ouvriers trouvèrent la mort en essayant de fuir par les escaliers.
Sur les 70 ouvriers, il fut déploré 15 morts et 28 blessés dont un jeune enfant qui ayant une jambe broyée dut être amputé de toute urgence.
Pertes industrielles :
·         70 000 F pour les bâtiments.
·         100 000 F pour le mobilier et les machines.


L’imposante filature de Monsieur Picquot-Deschalmps, attaquée en son milieu s’écroula comme une cabane de branchages. Les planchers chargés des lourdes machines s’affaissèrent, écrasant la moitié des 150 ouvriers. Un premier bilan annonçait 52 morts et 50 blessés.
Quant à la petite maison d’habitation juste à côté, seul son toit fut emporté.
Pertes financières :
Aucun renseignement les concernant dans le « Journal de Rouen ».

Oui, j’ai précisé également les pertes financières pour chacune des usines, car il y eut après, la « guerre des assurances ». Il fallait bien, afin de redonner du travail aux survivants, remonter les bâtiments et acquérir du matériel et pour cela il fallait, malheureusement de l’argent, moins facile à trouver que des bras pour la main-d’œuvre. Je peux ajouter que, hélas de tout temps, la souffrance des hommes est toujours passée en second plan !

Pour ceux-là, les comptes furent établis après soixante heures de recherches parmi les décombres.
Sur les 333 ouvriers présents ce jour-là, composant 200 familles, il fut dénombré, au 23 août :
·         63 morts
·         136 blessés

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Ceux qui furent interrogés sur le phénomène décrivirent :
·         « Un cône renversé dont le sommet rasant le sol avait un diamètre de 8 à 10 mètres. »
·         « Une trombe d’air, d’une violence extraordinaire, prenant forme sur le cimetière de Malaunay et s’abattant sur les filatures. »
·         « Un terrible météore agissant comme un coup de foudre et renversant tous les bâtiments. »

Il y eu d’autres dégâts, mais moindre.
A Bondeville, le toit de l’établissement de Monsieur Duval fut emporté.
Au Houlme, la sécherie de la fabrique d’indiennes de Messieurs Rouff et Schlumberger fut soufflée. Un ouvrier qui se trouvait dans la cour de cette fabrique se retrouva dans une propriété voisine. Il se demanda très longtemps comment il s’était retrouvé en cet endroit.
A Auffay, la largeur de la tornade atteignit un kilomètre. Mais aucun dégât ne fut à déplorer.
Au Hameau de la Motte, non loin d’Auffay, le sol était recouvert d’ardoises et de débris de toutes sortes. Il fut même retrouvée une casquette d’ouvrier !
Un peu plus loin, près de Saint-Victor, on ramassa des planches atteignant jusqu’à trois mètres de longueur.
A Torcy-le-Grand, sur une étendue de quatre kilomètres, on trouva des débris, mais d’une moindre taille.
Le phénomène parsema le sol de différents fragments de matériaux jusqu’à Clères et des fragments de Carde à la Houssage, distante de quatre lieues, de l’emplacement du désastre.

Et puis, on ne comptait plus sur le passage de cette tornade, le nombre de toitures endommagées, de cheminées mises à bas et d’arbres déracinés.


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Des scènes de douleur et de désespoir également, comme cette pauvre mère, la femme Gilles, qui après avoir vu la dépouille de ses deux filles se précipita dans la rivière. Elle fut sauvée aussitôt.
Et tous ceux qui ne se remirent jamais de la perte d’un être aimé et ne purent jamais effacer les visions de désolation et de mort de cette journée du 19 août 1845.

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Les secours arrivèrent de toute part. Don d’argent et de vivre.
Les sommes recueillies furent astronomiques, venant de particuliers, industriels, communes, Conseils généraux, gouvernement......
Des loteries au profit des sinistrés furent organisées, comme à Rouen où il fut récoltée la somme de 3 772.50 F et à Darnétal qui fit une recette de 1 914.20 F.

Dans ces cas-là, la solidarité n’est plus un vain mot.
Car en effet, « Y’a plus malheureux qu’nous ! »

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Et puis, un dernier hommage...... celui dû aux victimes.
Concernant les victimes, la proportion fut égale entre les hommes et les femmes.
La plus jeune fut la petite Pauline Arsène Delarue, née le 13 mai 1835. Elle avait tout juste dix ans.
Par contre le pourcentage des victimes âgées de dix à vingt ans fut très lourd, soit 56 %.
Beaucoup d’enfants étaient employés dans les filatures. De petite taille, ils pouvaient facilement se faufiler sous les machines, et puis, ils ne coûtaient guère aux employeurs.

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Pour ne pas finir sur une impression de tristesse, voici une petite anecdote, le sieur Caron, cultivateur, vit quelques uns de ces bestiaux soulevés dans les airs.
L’article du « Journal de Rouen » rapportant cette histoire, ne dit pas si le pauvre homme les  retrouva sains et saufs !


Les registres de délibérations municipales
 de Saint-Aubin-d’Ecriosville, mentionnent
l’appel du curé aux paroissiens afin de venir en aide aux sinistrés.
Ce fut à la lecture de cette délibération que j’ai fait des
recherches afin d’en apprendre plus sur les évènements.
Le « Journal de Rouen » m’a donné les informations désirées.

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