mercredi 9 mai 2018

HISTOIRE DE VILLAGE - Charité


La charité a des limites !
 

En pleine nuit, la veuve Darcy fut réveillée par des cris d’enfants. Pestant d’être sortie ainsi de son sommeil et surtout de la chaleur de son lit, elle se leva et se dirigea vers la remise, après s’être munie d’une chandelle.
Dehors, la nuit était profonde. Il devait être sur les quatre heures.
Pénétrant dans la remise qui donnait sur le logis, la veuve Darcy aperçut dans la faible lueur de sa chandelle, la petite Marie Jutille, hurlant debout près de sa mère qui, ne bougeant pas, semblait plongée dans un profond sommeil. Un sommeil qui, aussi intense qu’il fut, ne pouvait,  toutefois, ne pas être perturbé par les hurlements de la fillette.
A moins que ?
S’approchant de la femme allongée sur la paillasse à même le sol, la veuve Darcy ne put que constater, au teint cireux de celle-ci que la mort venait de la frapper dans son sommeil.
Après avoir remonté la maigre couverture sur le visage de la gisante, elle prit l’enfant dans ses bras et  sortit de la remise dont elle referma la porte.
Dans la cuisine, elle ranima les braises encore tiède et installa la fillette qui, à présent, sanglotait, sur une chaise près de l’âtre, puis lui ordonna avant de sortir dans la nuit glaciale :
« Bouge pas ! J’vas chercher l’voisin ! »

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Le voisin, Nicolas Quatremare, habitait un peu plus loin dans la même rue, celle nouvellement nommée « concorde » dans le village d’Ecquetot.
Réveillé en sursaut par des coups redoublés sur sa porte, ce fut donc en chemise qu’il se présenta à sa voisine après que celle-ci ait décliné son identité.
En pleine nuit, il était plus prudent de ne pas ouvrir à n’importe qui, il y avait tant de bandits de grand chemin, en quête d’une opportunité.
« C’est quoi, la voisine ? demanda-t-il d’une voix pâteuse.
-          C’est qu’ c’est la Marie Anne !
-          Quoi, la Marie Anne !
-          Elle vint d’passer !
-          Nom de d’là ! s’exclama Nicolas Quatremare que cette révélation venait de réveiller tout à fait.

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Il n’y avait plus rien à faire d’autre, que veiller la défunte en récitant des prières pour le repos de son âme. Et puis, lorsque le jour serait levé, il faudrait aller déclarer, le décès à la maison commune.
Sur sa chaise, l’enfant, apaisée, s’était endormie.

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C’était après les moissons que Marie Anne Martin, qui venait d’enterrer son époux, Louis Darcy, avait rencontré, sur la route, une pauvre femme portant dans ses bras une fillette.
Elle semblait à bout de force. Tout en elle laissait à penser qu’elle ne devait pas souvent manger à sa faim, mais pas seulement, car ses habits en lambeaux dénonçaient aussi une grande misère.
Cette pauvre mendiante, à l’approche de la veuve Darcy, avait déposé l’enfant sur le sol poussiéreux. La fillette malingre, aux grands yeux cernés s’était accrochée aussitôt à la jupe de sa mère qui avait demandé :
« Vous savez pas où y a d’ l’emploi ? »

Marie Anne Martin avait été touchée par le petit minois de l’enfant. Elle s’était approchée d’elle.
« C’est quoi ton prénom ? » avait-elle demandé.
Intimidée la fillette s’était refugiée  derrière sa mère, le visage caché dans le tissu déchiré et malpropre, avant de réapparaitre quelques secondes après, avec un petit sourire malicieux.
« Marie Jutille ! » avait-elle lancé, avant de dissimiler à nouveau son visage.
Un jeu qui avait fini en éclats de rire.

Attendrie, la veuve Darcy avait accepté d’accueillir, chez elle, la mère et la fillette, pour un temps.
Dans sa tristesse et sa solitude, avait-elle pensé, la présence de cette petite ne pouvait qu’égayer sa maison.



Dans l’après-midi de ce 10 nivôse de l’an 3[1] de la République, Marie Anne Martin, veuve Darcy, âgée de cinquante-six ans, fileuse, accompagnée de Nicolas Quatremare âgé, lui, de cinquante-sept ans, cardeur de laine de son état, s’en alla déclarer le décès de celle qui venait de trépasser en sa demeure.

« Nom de la défunte ? demanda le sieur Langlois, officier public d’Ecquetot.
-          Marie Anne Chappelain, à c’ qu’elle m’a dit !
-          Comment vous écrivez ça ?
-          Bah ! j’ sais point écrire, alors vous écrivez comme vous voulez !
-          Nom des parents ?
-          Si j’ savais !
-          Vous ne la connaissiez pas ?
-          Bah ! J’ l’ai r’cueuillie par charité, l’été dernier, elle et sa p’tite.
-          Et elle faisait quoi, chez vous ?
-          Elle aidait au ménage et à la basse-cour.
-          Elle avait quel âge ?
-          Bah !  J’en sais rin du tout ! Et pis, on pouvait pas lui en donner. Pauvre femme ! Vieillie avant l’âge par la misère !
-          Elle a une petite fille ? Qu’elle âge a-t-elle ?
-          Bah ! Pauvre mignonne, toute maigrichonne, la pauvre. J’sais point moi ! Trois ans. P’ t’ êt’ moins ! P’ t’ êt’ plus ! Va savoir !
-          Elle venait d’où cette Marie Anne Chappelain ?
-          Pas d’ici... ça c’est sûr ! Quelque chose comme Notre-Dame-du-bois de...... de quelque chose d’Evroul !

L’officier public Langlois nota comme il put les informations, bien minces à vrai dire, et établit l’acte de décès.

Il ne fut pas question de la petite orpheline, le sieur Langlois pensant que l’enfant profiterait des largesses de la veuve Darcy et, de ce fait, resterait chez elle en la commune d’Ecquetot.

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Le 26 pluviôse an 3[2], la veuve Darcy se présenta à la maison commune. Elle souhaitait s’entretenir avec le maire, d’une affaire la concernant. Le maire accepta donc de la recevoir.
N’était-ce pas dans ses fonctions que d’être à l’écoute de ses administrés ?

La veuve Darcy était bien ennuyée d’exposer ainsi sa vie, mais avait-elle le choix ?
Et puis, surtout, comment sa démarche allait-elle être jugée ?

« C’est que..... commença-t-elle, l’air embarrassé, j’ai gardé la p’tite, celle dont la mère est décédée...... et.......
-          Oui, répliqua le maire, la petite Marie Jutille.
-          C’est ça ! C’est par charité que j’ l’ai gardée, pardi. Elle est bin mignonne, pardi ! Bin mignon, mais.....
-          Mais ? questionna la maire attendant les raisons qu’introduisait ce « mais » laissé en suspens et qui tardaient à venir.
-          Bah, voilà ! C’est que j’ suis plus tout’ jeune ! Et cette enfant, bah, faut s’en occuper, surtout qu’elle aide point, en plus, vu son âge.
-          Il est évident, consentit le maire, qu’un enfant, c’est une charge.

Le dernier mot prononcé, « charge », fit que la conversation se poursuivit sur les charges, justement, pas seulement physiques, mais aussi pécuniaires.

« Bah, justement ! C’est qu’en plus, j’ suis point riche et qu’ la p’tite, elle m’ coûte ! Faut qu’ je la nourrisse, et comme elle est point en âge d’ faire d’ l’ouvrage, c’est double charge, pardi !
-          Je comprends, acquiesça le responsable de la commune, je comprends.
-          C’est pas que j’ veux m’en défaire, mais....... faut m’ comprendre !
-          Je comprends, répéta le maire.

La veuve Darcy garda un moment le silence. Le maire n’allait-il pas la mal-juger, la traiter de pingre, de sans-cœur et que savait-elle encore ? Les langues n’allaient-elles pas, toujours bon train, dans ces cas-là ?
Le premier magistrat de la commune se leva,  fit quelques pas dans la salle commune, puis stoppa sa marche près de Marie Anne  Martin.
« Je peux me charger de la faire porter à l’hospice d’Evreux où elle sera recueillie, si vous ne souhaitez pas la garder ?
A ces mots, la veuve Darcy se raidit.
« Ça y est, pensa-t-elle, j’ vas être mise au pilori pour manque de cœur ! »
Elle se ressaisit pourtant :
« Pauvre mignonne ! s’exclama-t-elle, comme regrettant déjà sa décision, c’est point qu’ j’en veux plus, mais, la charité a ses limites ! »

Monsieur le maire opina du chef, gardant pour lui tout commentaire.

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Le lendemain, le conseil général d’Ecquetot, assemblé au lieu ordinaire, débattit de l’affaire.

L’enfant était orpheline, il fallait donc la confier à une institution.
Pour la conduire à Evreux, deux personnes furent nommées : Jean François Duhamel et Martin Paturel.

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Neuf années plus tard, le 4 avril 1806, à l’âge de soixante-neuf ans, Marie Anne Martin, veuve Darcy, décédait, seule dans sa maison à Ecquetot.

Sa dernière pensée fut-elle pour la petite Marie Jutille, déplorant de ne pas l’avoir gardée auprès d’elle ?
S’inquiéta-t-elle, en cet ultime moment, de ce qu’elle était devenue ?
Espéra-t-elle, avant de fermer définitivement les yeux,  qu’elle avait trouvé un foyer dans lequel elle grandissait heureuse ?

Alors, Marie Anne Martin, dans un dernier geste, chercha à tâtons sur la maigre couverture de sa couche, la petite main de la fillette afin de la serrer tendrement.


Quelques lignes dans les registres de délibération
de la commune d’Ecquetot....
Une petite orpheline.......
Et voilà, qu’alors naquit cette histoire.



[1] 10 nivose an 3 : 30 décembre 1794.

[2] 26 pluviôse an 3 : 14 février 1795.

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